La discrétion : de Zaoui à Blanchot

De la discrétion : ou l’art de disparaître, Pierre Zaoui, éditions Autrement, 2013

Pierre Zaoui la discrétion
Pierre Zaoui, La discrétion

« Il y a tant de manière indiscrètes de se montrer discret » nous dit Pierre Zaoui. Ce petit livre dévoile avec bonheur cette disposition de discrétion vis-à-vis du monde, attitude faite de souci de soi et des autres, de discontinuité et d’anonymat, de douceur et laisser-venir. Discrétion dont Pierre Zaoui défait les préjugés, d’abord celui de la timidité :

« L’apologie de la discrétion ne peut pas être une apologie des âmes discrètes. D’abord parce que les âmes vraiment discrètes n’ont aucun besoin d’un tel art, voire auraient plutôt besoin, au moins parfois, d’un art tout contraire : celui consistant à apprendre à se montrer, à s’affirmer, à se protéger du désir pathologique de se désister. Ensuite, et plus profondément, parce que l’idée d’une discrétion continuelle constitue presque une contradiction dans les termes [discretio = discontinu].» p.35

Pierre Zaoui se défend de faire basculer la notion vers ces deux pentes délétères de la « dissolution hémorragique de l’ego », vision sacrificielle d’une agnelle discrétion, ou bien, par un autre tour de force, la dicrétion comme « enfermement narcissique » du sujet dans son obscure forteresse intérieure. Ah mais ces forteresses sont minées par la terre meuble de l’inconscient et ses terriers pleins de luttes aveugles (ce qu’il y a toujours de Kafka en nous).
D’ailleurs Pierre Zaoui n’hésite pas à positionner la discrétion dans une micropolitique un peu deleuzienne, immanente, façon d’aborder la vie dans les labyrinthes sociaux des foules citadines et de résister à l’indiscrétion permanente qui est le mode d’action des totalitarismes.

Le livre est aussi un livre d’une collection de philosophie chez l’éditeur « Autrement » dont la collection est dirigée par Alexandre Lacroix, qui œuvre déjà dans la vulgarisation avec Philosophie magazine et ses ouvrages. Cependant cette collection « Les Grands Mots », ne laisse pas d’interroger puisque les « mots » dont la collection se propose l’exploration sont précisément des mots mineurs n’entrant pas dans les grandes catégories de la philosophe mais traversant discrètement la pensée philosophique à travers des regards de philosophes contemporains (en ce sens, la vulgarisation recense elle plutôt « Les Gros Mots » de la philosophie, faisant de l’œil façon Lalande argotique et aguicheur, utilisant de la titraille à la Jean-Bernard Pouy pour se faire vendre : Va te faire voir chez les sartriens, Face de spectre !, etc. enfin on rêve d’une chose pareille). Nous avons donc bien dans ce court opus (158 p.) un développement de la discrétion à travers un foisonnement de références toujours très délicates et jamais pesantes sur la lecture. Alors on peut découvrir rapidement la généalogie philosophique de la discrétion : l’aidôs grecque, la modestia latine, l’humilitas de Thomas d’Acquin, la « Gelassenheit » (le détachement) de Maître Eckart, Baudelaire (la solitude dans la foule) jusqu’à Kafka.

Ce livre est réellement une ouverture à ce projet de relecture d’une autre façon d’être-au-monde, faite de réserve, de poésie et de secret, de résistance à la lutte acharnée pour la reconnaissance, à des milliers de choses intempestives quel que soit le temps où l’on soit, pourvu qu’il y ait des hommes et des sociétés.

Cela est bel et bien.

Mais quelque chose de plus m’a interpellé.

Je passe sous silence ce qui m’a manqué (la pensée chinoise, la pensée japonaise, et quoi, un livre sans ninjas ?) à ce court livre dans une collection qui ne se veut encore une fois pas exhaustive mais bien un appel à prolonger soi-même cette notion présentée avec simplicité et bonheur dans tout l’étonnement de voir celle-ci se révéler si riche de sens. En ce sens, le repérage de la discrétion dans le champ philosophique est une beau façonnage de Pierre Zaoui.

Mais il y a une discrétion qui m’interroge, un silence qui m’a questionné.

J’avais acheté ce livre du fait de la référence à Blanchot (chacun ses vices) faite par l’éditeur dans la jaquette (« de Kafka à Blanchot et Deleuze, en passant par Virginia Woolf et Walter Benjamin ») et par l’auteur dans la « Conclusion » que j’avais parcourue.

Or de façon frappante, Blanchot est renvoyé, dans le corps de l’ouvrage, au secret :

« Mais on ne peut s’arrêter trop longtemps sur Blanchot, il est trop haut, trop lointain aussi. » p.71

et ensuite

« Pascal, c’est un peu comme Blanchot : trop haut, trop lointain. On ne peut pas s’y atteler ». p.102

On ne peut pas s’occuper de Blanchot ? Bizarre interdit ou divine précaution, un peu démentie par ailleurs dans la conclusion qui consacre presque trois pages à détailler l’apport de Blanchot à la discrétion telle que l’envisage Pierre Zaoui (disparition de l’auteur, de l’œuvre, de l’art, et désœuvrement essentiel).

N’importe, c’est cette réserve vis-à-vis de la pensée de Blanchot qui m’intéresse.
On aurait pu se dire que c’est le nombre de caractères imposé par l’éditeur qui réduit Pierre Zaoui à présenter Blanchot de cette manière, en tournant autour, avec cette merveilleuse note :

2. Voir à ce propos toute son œuvre, et à défaut au moins ceci La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949, notamment les pages qu’il consacre à Kafka ; et Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, IV, 1″

N’est-ce pas merveilleux ce « voir à ce propos toute son œuvre » ? Ce qui me frappe toujours, c’est cette réception de Blanchot faite précisément de discrétion, mais aussi d’une certaine gêne qui prête parfois le flanc aux critiques.

La chose se repère dans les penseurs les plus proches. Je me rappelle du livre de Levinas sur Blanchot chez Fata Morgana, où il écrivait :

«  Pour toucher à la poésie des œuvres aussi complexes que, par exemple, Aminadab, ou Le Très-Haut, des ressources intellectuelles considérables, peut-être démesurées, seraient nécessaires. »

Étrange. Il faudrait un autre Blanchot pour expliquer Blanchot, suscitant ainsi, à l’infini, des chaînes interminables de Blanchot puissance n, herméneute de lui-même ?

Il s’agit bien pour Levinas de ne pas seulement parler de l’aspect littéraire des œuvres, mais bien de leur portée intellectuelle. On sait sa découverte stupéfaite de Thomas l’Obscur où il reconnut, dans De l’existence à l’existant, l’expression la plus parfaite de l’il y a tel que lui-même l’élaborait à la même période (à partir d’Heidegger auquel il avait introduit Blanchot dans les années 30).

Ainsi cet aveu d’une pensée « trop haute », très haute, « trop lointaine » est troublante… et récurrente.

D’autres, qui reconnaissent l’influence souterraine, silencieuse de Blanchot, confessent la même troublante incapacité à dire sa pensée.

Je m’arrête à deux noms illustres : celui de Barthes et celui de Deleuze.

Je ne retrouve plus exactement le passage de l’Abécédaire où Deleuze parle de Blanchot suite à sa mention par Claire Parnet, mais on y retrouve la même gêne que l’on lit de loin en loin dans les mentions de Blanchot par Deleuze : proche et lointain à la fois. « Oui, Blanchot, bien sûr », dit Deleuze de sa voix éraillée en guise de réponse. Et il me semble, bizarrement qu’à nouveau tout est dit dans cette esquive.

Comme pour Zaoui.

Comme pour Barthes.

Pour Barthes, j’ai eu moins de mal à retrouver l’extrait. Il s’agit du propos liminaire à son cours au Collège de France sur le Neutre. Barthes commence son cours sur la « figure » de la fatigue en citant Blanchot (L’Entretien infini) et déclare, laconiquement, alors qu’il vient à peine d’esquisser le programme de son nouveau cours et sa première « figure » :

« Tout cela est si bien dit que je n’ai de plus rien à dire. Je ne l’aurais même pas pensé. Je n’aurais même pas pu le dire. »

A nouveau, quelle singulière manière d’introduire à la pensée d’un auteur que de le placer à une hauteur hors de toute critique, et comme – ainsi que pourront dire ses détracteurs – sur un piédestal. Cet exergue au cours de Barthes est donc là aussi problématique.

Car là bien sûr elle nous amène à la figure de Blanchot qu’on ne retrouve pas via Barthes, certes, mais par d’autres : la figure de Blanchot en saint négatif, vêtu d’oxymores d’obscure lumière et de formules néantifiées, avec son cortège d’oblats châtrés ânonnant la prosodie et les phrases fascinantes du Maître que personne ne comprend vraiment. On se souvient de la critique de Cioran déclarant qu’il copiait pour apprendre le français Le Dernier homme parce que c’était bien écrit mais que ça n’avait parfaitement aucun sens. Il y a – il me semble – une réception de Blanchot qui persiste à n’y lisant qu’un galimatias, qu’un fumeux effet de style, un égarement nihiliste.
Et il faut donc reconnaître que même les personnes qui le lisent peinent à communiquer simplement, clairement, joyeusement sur le sujet. J’ai tenté moi-même une présentation alternative de Thomas l’Obscur.

Tout cette mystification d’un Blanchot « Très Haut », fait effectivement rêver non pas à d’autres livres du genre « Abécédaire », ou « Le Vocabulaire de Blanchot », encore que la chose soit utile (les travaux universitaires et les publications continuent, et même s’amplifient ces dernières années, y compris à l’international, et je m’en réjouis). Mais je m’étonne que sa pensée n’ait pas plus de portée en tant que stimulant, en tant qu’elle nous amène à voir autre chose, à reprendre ses lignes de fuites pour lire le monde, les œuvres, inventer de nouvelles façons de penser. Il y a eu Foucault et Derrida, qui ont bien écrit sur le sujet en y voyant aussi ce qui les intéressait eux. Mais aujourd’hui ? Il y a bien Benoît Vincent chez Publie.net de François Bon. Et je le tente moi aussi, de loin en loin, mais avec toute la modestie dont je suis capable. Les Roger Laporte, Madaule et autres ont fini, et restaient encore trop proche de Blanchot, et je ne parle pas de Richard Millet.

Voilà, je rêve à des passeurs pour Blanchot comme lui-même le fut pour nous pour tant de textes décisifs de notre « modernité », grâce à lui j’ai lu de Malcom Lowry à Hermann Broch en passant par Woolf, Hesse, Bataille ou Levinas. Ah, que ne sommes-nous libres de nos rêves !

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