Oeuvres vives (Linda Lê)

De l’ennui dans les rêves (sur Œuvres vives de Linda Lê, Ed. Christian Bourgois, 2014)

Un roman est un fantasme. Être projeté dans ce dédale d’hallucinations peut-être tantôt plaisant et tantôt cauchemardesque. Et parfois, comme dans les rêves mêmes, on peut s’y ennuyer.

Chère Linda Lê, comment ne pas lire cet opus – au regard de vos délicieuses inclinaisons pour une littérature que j’apprécie tellement – comme « la biographie imaginaire de l’écrivain maudit que je ne serais pas » ?
Ce monstre que vous formez dans le creuset de vos affections, chimère formée de toutes vos lectures, n’est-il justement trop normal dans son génie ? Pauvre, marginal, poivrot, antisocial et misanthrope, fou, obsédé par l’écriture, possédant en clair tous les tics d’un romantisme noir si délavé qu’il me paraît plus que grisâtre. Ce pourrait être peut-être la victoire paradoxale de ce livre, faire sentir la saveur grisâtre des cendres après la désintégration physique et morale d’un homme.

Mais votre narrateur est là et réduit à néant la possibilité de jouir de ce possible. Car il est là, sans cesse, à vouloir ériger sa statue au Maudit, à réaliser sa volonté que le posthume exhume le poète inconnu, mal publié (car bien sûr les éditeurs n’aiment pas publier comme il faut les génies), et l’on assiste, l’œil terne, à cette reconnaissance finale et soudaine.

Sûrement que situer le roman au Havre a été une très belle idée. Avez-vous fait un tour dans la bibliothèque Oscar Niemeyer dans « le Volcan » ? Ils viennent de rouvrir. Vous pourriez y lire La Nausée que, bizarrement, votre héros mélancolique ne semble pas avoir lu malgré son érudition rêvée… Référence trop écrasante ? Ou bien vous pourriez vous plonger dans les paysages où dansent les kobolds que Verlaine apercevait quand il glissait vers « Charleroi ». J’ai tant aimé ces paysages, ces poésies, ces références que votre Antoine Sorel me reste un pâle fantôme dans le soleil épuisé d’un après-midi de janvier.

Sorel ? Vraiment ? Pas comme Georges Sorel, bien sûr mais comme Julien Sorel. Le Noir et le Noir aviez-vous peut-être projeté d’écrire, au moins en pensée, au moins putativement, à travers ce diable d’Antoine Sorel. Avez-vous soumis votre projet aux mânes de Julien Gracq ? Car là encore l’emprunt me semble si déplacé et ce héros tellement en manque de contrastes.

Pour le style d’ailleurs, peut-on s’en sortir en disant qu’il s’agit d’un narrateur journaliste et que l’on excusera à ce compte les formules toutes faites qui jalonnent l’ouvrage ?

« Elle l’a aimé au premier regard, comme on dirait dans les romans de 1850. »

Non. Ni en 1850 ni aujourd’hui. Je voudrais que vous me disiez un jour d’où vient cette fascination des expressions toutes faites que vous ne cessez d’utiliser, comme si vous preniez un plaisir poétique à employer toutes ces tournures qui se sont justement calcifiées en clichés. C’est une véritable interrogation, car l’effet est trop insistant pour qu’il soit une paresse d’écrivain. Je crois au contraire qu’il s’agit chez vous d’une recherche bizarre, peut-être liée à votre bilinguisme, dans lequel ces expressions trouvent un écho particulier. En tout cas pour moi ils biaisent ma lecture jusqu’à la pente fatale de trouver tout votre roman désespérément adolescent.

Tout n’est pas si sombre, je vous rassure (vos portraits de femmes aimées sont bien faits), mais comment s’enthousiasmer pour un auteur dont on n’a que la vie désastreuse pour toute référence et non les textes ? Bref je vous pose la question : la vie des écrivains est-elle une œuvre à part entière ? Je dis bien « à part entière », exclusivement, à l’exclusion de la connaissance de tous les textes ? Car c’est ce que postule votre ouvrage en prenant le cas d’un auteur imaginaire dont un journaliste nous donne à lire la biographie sans aucun extrait de l’œuvre même (une phrase en introduction, assez théâtrale, mais bien tournée, est un peu court).
Je suis un peu comme Proust, Blanchot et Derrida, la réduction biographique m’exaspère, surtout dans ce qu’elle a aujourd’hui d’écrasant. Avec Barthes je veux bien lire l’intrication de la vie et de l’œuvre et des « biographèmes »:

Si j’étais écrivain et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons des biographèmes dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la manière des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion ; une vie « trouée », en somme.

Mais ce que vous proposez, vous le comprenez, c’est la vie, mais sans l’œuvre.

File:Mallarme-2.jpg
Mallarmé, le père des « Poètes maudits » : que l’on se plonge dans cette exigence extrême de la littérature, c’est concéder comme Valéry de ne rien écrire qui n’élève la page « à la puissance du ciel étoilé ». Image cc Wikipedia

 

 

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