A propos d’Aventures dans l’irréalité immédiate, de Max Blecher, trad. Elena Guritanu, éditions de l’Ogre, 2014
[Image de couverture : Otto Piene « Mud Moon »(1928)]
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A une certaine profondeur de l’âme, les mots habituels n’ont plus cours. J’essaye de définir exactement mes crises et je ne retrouve que des images.
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Récit des profondeurs, récit des ciels creux, des mers léthargiques, de la boue et de la pluie, de la tristesse térébrante et presqu’agréable, il n’est pas question d’« aventures » à proprement parler dans ce livre. Nul voyage, nul inconnu, si ce n’est ceux intérieurs, immobiles, stupéfiés, ceux qui sont faits d’un regard, au fond d’un abîme – celui du corps, de l’irréalité, ou de la mort. Nulles péripéties si ce ne sont les crises, l’amour, la sexualité, la maladie. Le titre en roumain dit d’ailleurs « întemplări » qui semble s’approcher de la notion d’« événements »[1], ce qui oriente différemment l’attention et l’imaginaire du lecteur. Le pur événement, ce qui surgit, frappe, saisit, ce qui est en lui-même impensable, l’éclair qui suspens le temps, qui s’enfonce, qui tremble et se prolonge, traversant la matière. « L’événement, c’est le sens lui-même » disait Deleuze[2]. Et le livre de Blecher nous plonge avec le narrateur dans l’effroi face à l’événement quand il est considéré purement, abstraitement, c’est-à-dire coupé de la vie comme continuum. On aperçoit à travers la conscience l’événement vécu comme manque de sens de la vie, du monde, des relations et des expériences. Inutilité béante qu’il ne cesse de répéter du début :
L’inutilité a empli les creux du monde comme un liquide qui se serait répandu de tous côtés, et le ciel au-dessus de ma tête, ce ciel toujours impeccable, absurde et indéfini, a acquis la couleur du désespoir.
Chapitre 2, p.28
…à la fin :
« Ta vie a été celle-ci et pas une autre », dit le souvenir, et cette phrase contient l’immense nostalgie de ce monde enclos dans ses lumières et ses couleurs hermétiques, dont aucune vie ne saurait extraire autre chose que l’image d’une exacte banalité.
Elle recèle la mélancolie d’être unique et limité, dans un monde unique, mesquin et aride.
Chapitre 5, p.141
C’est dans cette inutilité, cette vacance du sens, que s’introduit la déréalisation persistante du monde. C’est là aussi, dans cet appétit des possibles, de tous les possibles que se joue la littérature et l’art en général. Contre le souvenir de choses réelles, le choix du souvenir des choses irréelles est une démarche soit de fou ou de créateur, ainsi le narrateur peut-il rêver :
… pouvoir retrouver en moi le souvenir des choses que je n’aurais pas vécues, étranger à la vie que je portais encore et toujours en moi.
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C’est pourquoi ce livre tisse ensemble à la fois une expérience de la folie, plus précisément de la psychose schizoïde (dont on pourrait s’amuser à cocher les symptômes et les images récurrentes crayon à la main au fil de la lecture), et une écriture d’une poésie étourdissante. Autrement qu’Artaud, bien que là aussi avec un « corps sans organes » (comme le relève Claro dans sa précieuse préface[3]) :
Un monde dans lequel les hommes ne seraient plus des excroissances multicolores et charnues, remplies d’organes compliqués et putrescibles, mais de purs vacuum, flottant telles des bulles d’air dans l’eau, à travers la matière chaude et molle de l’univers plein.
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Et ailleurs :
Alors qu’entre moi et le monde, il n’existait aucune séparation. Tout ce qui m’entourait m’envahissait de la tête aux pieds, comme si ma peau avait été criblée de trous. L’attention, très distraite d’ailleurs, avec laquelle je regardais les choses n’était pas le simple fruit de ma volonté : le monde prolongeait naturellement en moi ses tentacules ; j’étais traversé de but en blanc par les mille bras de l’hydre.
26-27
Son corps est parcouru de pures intensités, de vitesses, de lenteurs, il est une terre poreuse, une boue qui accueille la pluie. Je dis cela à plusieurs égards, d’abord parce qu’en absence de corps et d’organes pour accueillir sa psyché, c’est bien dans les éléments, les images, la musique, les sensations qu’il va devoir « habiter » le monde. C’est sa façon, poétique, en un sens, de vivre. Et la boue incarne, rassemble cet esprit qui y trouve sa liberté, confluence aussi de tous les paradoxes que ne cesse d’éprouver le narrateur : la pluie et la terre, la douleur et le plaisir, le vertige et sa conscience. La boue, image archaïque, ontologique, paradis étrange, extatique et douloureux s’écrit tout au long du chapitre 11 comme une obscure révélation :
« Soudain, je me baissai et plongeai mes mains dans la boue. Pourquoi pas ? Pourquoi pas ? J’avais envie de hurler.
La pâte était chaude et douce, mes mains s’y promenaient sans encombre. Quand je serrais les poings, la boue s’échappait d’entre mes doigts en de belles coulées noires et luisantes.
(…) De joie, je me mis à les agiter au-dessus de ma tête pour les faire voler. De grosses gouttes me tombaient sur le visage et les vêtements.
Pourquoi les aurais-je essuyées ? Pourquoi ? Ce n’était qu’un début ; mon geste n’eut aucune conséquence grave, le ciel ne trembla pas, la terre n’en fut pas secouée. (…)
La pluie se mit à tomber plus drue et plus épaisse.
(…)
Que laissais-je derrière moi ? Un monde trempé et laid, où il pleuvait doucement.
Les Aventures dans l’expérience immédiate forment un de ces livres rares qui sont un bouleversement de l’ordre de l’esprit. La folie qu’il y dépeint ne diffère de nos expériences de la réalité uniquement dans leur intensité. Le livre fourmille de scènes d’irréalités immédiates qui nous sont proches, sans pourtant qu’elle ne contaminent pour nous tout notre rapport au monde. Pas de différence de nature, une différence de degré (ce que Breton disait dans Nadja : « L’absence bien connue de frontière entre la non-folie et la folie ne me dispose pas à accorder une valeur différente aux perceptions et aux idées qui sont le fait de l’une ou de l’autre. »)
Irréalité de la conversation :
Nous parlions ainsi de tout et n’importe quoi, mêlant des choses réelles et imaginaires, jusqu’à ce que la conversation atteigne une sorte d’indépendance aérienne, voletant, détachée de nous, dans la chambre, tel un oiseau étrange dont la réalité de l’existence – à supposer que l’oiseau eût vraiment fait son apparition parmi nous – ne nous eût pas semblé plus improbable que l’absence totale de lien entre nos propos et nous-mêmes.
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Irréalité de la pensée :
Où qu’allât ma pensée, j’étais entouré de matière, depuis les vêtements que je portais jusqu’aux sources au fond des forêts, en passant par les murs, les arbres, les pierres, le verre… Sa lave s’était infiltrée dans les moindres recoins et pétrifiée dans l’air vide, sous forme de maisons aux grandes fenêtres, d’arbres dont les branches se hissaient pour percer le ciel, de fleurs dont le velours coloré emplissait de petits volumes courbes dans l’espace, d’églises dont les coupoles poussaient de plus en plus haut, jusqu’à la croix fine en leur cime, où la matière avait arrêté son cours, incapable de monter plus loin.
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Irréalité de l’hallucination « simple » à la Rimbaud :
… je retrouvais alors l’obscurité de la salle et les gens autour de moi, éclairés indirectement par l’écran, pâles et transfigurés comme une galerie de statues de marbres dans un musée au clair de lune.
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A chaque degré sa subtilité aussi, son nombre de nuances, de dimensions.
Prenons la première irréalité, celle de la conversation. Elle porte en elle une des dimensions essentielles du livre : l’absolu. La recherche de l’absolu, c’est-à-dire, « littéralement et dans tous les sens » (Rimbaud) ce qui est « sans-lien », le délié, rejoint cet idéal aérien en même tant qu’il exprime l’angoisse, le mal fondamental qui menace : la déliaison absolue de la psyché et du monde. La déréalisation est ici l’incapacité à faire du lien entre soi et ses pensées, comme entre soi et le monde (cf supra / CsO), ou entre soi et les autres :
Il m’était impossible de concevoir une autre souffrance que la mienne, ni simplement l’existence d’autrui.
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Ce solipsisme est sûrement le plus fondamental et trouve écho avec le solipsisme absolu qu’éprouve le narrateur, ramenant la réalité à une irréalité profonde, indécidable :
Tout compte fait, il n’existe aucune différence tangible entre notre personne réelle et nos divers personnages imaginés intérieurement.
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Affirmation qui proclame ainsi l’irréalité non seulement immédiate, mais continue, et absolue. Tout est rêve… et cauchemar.
Passons au deuxième exemple d’irréalité : l’irréalité de la pensée. C’est quelque chose d’assez frappant, je trouve, que le matérialisme qui s’exprime une fois encore (comme chez Nietzsche, chez Artaud), sans dieu, sans ciel, sans église. Le drame qui se dit est celui d’une pensée-matière qui ne s’éprouve qu’à ce niveau. L’image déployée par Blecher est pourtant tragique, car dans les fenêtres, dans l’arbre, l’église, une aspiration vers l’air, vers les cimes, vers la légèreté, est inachevée. Inachèvement qui le hante :
Je ressentais vaguement que rien en ce monde ne pouvait aller jusqu’au bout, rien ne pouvait être achevé.
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Et légèreté qui ne cesse de revenir sous la forme maudite de la « gravité » :
En quoi consistait, à la fin, la gravité du monde ?
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Cette interrogation sur la gravité rejoint à sa manière celles qu’ont eux aussi formé Nietzsche et Rilke. Blecher ne danse pas sur la corde du Surhomme au-dessus de l’abîme, ni n’expérimente l’Ouvert de Rilke, mais traverse la consistance des sensations, l’inconsistance des pensées et des situations.
Étrangement cette irréalité n’est pas fuite : elle est même recherchée. On assiste alors à un chapitre (le douzième) où le narrateur prend 39 comprimés afin de se plonger dans un état de vertige et d’hallucination. Contre le monde figé, précis, et banal, le narrateur emprunte la voie du rêve, quitte à ce qu’elle soit celle du cauchemar. Il y a là, peut-être, quelque chose du poète maudit, et au moins une ambiguïté qui s’origine dans l’expérience des « crises », vertiges solitaires décrits au premier chapitre, où se dit l’union intime du plaisir et de la douleur, de la mélancolie et de l’agréable, note cristalline qui donne la tonalité au livre entier :
… une mélancolie limpide et suave, comme un rêve que l’on se remémore en pleine nuit. (…) L’apogée de la crise se consommait par un flottement hors du monde, à la fois agréable et douloureux.
21 ; 25
Et c’est bien la beauté très particulière de ce livre improbable, cette mélancolie qui tend lentement vers un calme qui s’éloigne de tous les hurlements, de tous les gémissements et de toutes les vociférations. C’est ce que disait le passage que j’ai cité – troisième exemple d’irréalité – sur les spectateurs de cinéma, vus par le regard extérieur et déréalisant du narrateur, où ils sont subitement transformés en des statues éclairées par un clair de lune. Image calme, intensément calme. C’est de ce calme après la tristesse (ce magique « puis, aussitôt ») qui me reste sur l’esprit à la fin de cette lecture :
Le désespoir s’accrut en moi pendant un moment, j’aurais voulu hurler et me cogner la tête contre les arbres. Puis, aussitôt, la tristesse se tapit en une pensée paisible et douce.
[1] Je peux me tromper, ne parlant pas un traitre mot de roumain. Mais je suppose que malgré la nouvelle traduction, faite par Elena Guritanu pour les éditions de l’Ogre et à laquelle il faut rendre hommage, le titre a été conservé car hérité de la première traduction, chez Maurice Nadeau.
[2] Gilles Deleuze, Logique du sens, Ed. de Minuit, 1969, p. 34.
[3] Le passage cité par Claro : « La terrible question « qui suis-je au juste ? » m’habite alors comme un corps étranger qui aurait poussé en moi-même et dont la peau et les organes me sont totalement inconnus. »