Le Bal des ardents est d’abord une expérience de lecture d’une densité troublante, décrite par ses lecteurs tantôt comme un « vertige » (Th. Giraud), tantôt comme une « submersion » (Lou et les feuilles volantes), laissant son lecteur désorienté, bouleversé, fasciné entre l’inconnu de la langue révolutionnée et l’inquiétante étrangeté de la situation qui se déploie jusqu’au déferlement final de violence.
Levant crachait de temps en temps, pour voir les autres bulles. Mais on ne pouvait pas distinguer. On confondrait les pulpes rouges pleines d’éclis de ses propres ongles avec les traînées de cire, les huiles solides. Taper sur les miroirs impossibles, en croyant aux surfaces. Trente mètres, ou dix ou vingt ou deux. Les blessures qui font durer, les poumons tendus. Les sacs lourds comme des sacs de boue, qui font dégueuler l’eau dans la bouche béante de l’océan. Qui font qu’on n’en finit pas de mourir car le temps s’est dilaté avec eux.
Bal des ardents, p.154 (noyade de Levant)
Mais pour atteindre à cette expérience, le livre exige de nous un singulier abandon, de fermer les yeux comme dans un « livre pour dormeur éveillé », et de se laisser s’abandonner à la dérive, à l’étrange chant des sirènes des « orages sans bruit », à une navigation aveugle, terrible, silencieuse qui est celle de la lecture quand on affronte l’espace littéraire donné directement comme ce dehors, cette extériorité. Sans espace assignable, sans temps déterminé. Là où règne la fascination. Où la littérature se fait expérience.
« Ce qui nous est donné par un contact à distance est l’image, et la fascination est la passion de l’image.
Ce qui nous fascine nous enlève notre pouvoir de donner un sens, abandonne sa nature « sensible », abandonne le monde, se retire en deçà du monde et nous y attire, ne se révèle plus à nous et cependant s’affirme dans une présence étrangère au présent du temps et à la présence de l’espace. »
Maurice Blanchot, « la solitude essentielle », dans L’espace littéraire, Paris : Gallimard, Folio, p.29
Car j’ai été frappé et fasciné par ce texte qui a résonné en moi avec ma lecture de Blanchot. Ce à la fois pour la lecture que l’on peut en faire à partir de son œuvre critique, mais aussi par les effets de fascination qu’un tel texte semble produire sur ses lecteurs, à l’instar des textes de Blanchot : cette fascination, cet épuisement et la difficulté d’en restituer les images sans en reprendre le style (le beau billet de « Lou et les feuilles volantes » en est un vibrant exemple).
A mes yeux la force prodigieuse du livre tient à cette dimension d’écriture, d’être d’abord une langue singulière, et qui, à chaque phrase inaugure, répète, diffère, ce glissement perpétuel qui porte en lui cette « révolution » scandée en exergue de tous les chapitres à l’exception du premier.
Pourtant ce qui est annoncé n’est pas une révolution, au sens moderne, mais un « bal » au sens ancien de carnaval, de mise à mort symbolique, avec tout le romanesque qui va avec (il faut lire François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance de Mikhail Bakhtine pour comprendre profondément cette dimension). Ce « bal », annoncé par le titre, est de ce fait l’horizon de lecture du texte. Que tout soit consumé, voilà ce qui nous attend. Pourtant c’est chaque chapitre (à l’exception du premier) qui porte le titre « révolution ». Que faut-il comprendre ? Là commence les chemins qui bifurquent de l’interprétation.
Choisissons que l’objet de la révolution, plus que les événements du récit, la mort d’un souverain et le flottement de l’interrègne (« le roi est mort, vive le Mort » peut-on ainsi lire dans le texte, comme quoi, il y a bien aussi du rire carnavelesque, du rire un peu bataillien aussi, à l’épreuve de l’excès, de l’impossible, de la nudité de l’expérience dénudée de toute consistance), l’objet c’est la langue elle-même, et peut-être aussi, de manière sous-jacente, ses pouvoirs (pouvoir de fiction (la royauté), pouvoir de dire (délimiter le possible par la fiction)). C’est que la révolution est peut-être sans cesse présente, à chaque chapitre, avant même que les événements se produisent, car la révolution se trouve dans la langue, dans l’écriture, comme un feu, un bal des ardents, glissant une terrible analogie entre la révolution et l’écriture que remarquait Blanchot :
« L’action révolutionnaire est en tous points analogue à l’action telle que l’incarne la littérature : passage du rien au tout, affirmation de l’absolu comme événement et de chaque événement comme absolu. L’action révolutionnaire se déchaîne avec la même puissance et la même facilité que l’écrivain qui pour changer le monde n’a besoin que d’aligner quelques mots. Elle a aussi la même exigence de pureté et cette certitude que tout ce qu’elle fait vaut absolument, n’est pas une action quelconque se rapportant à quelque fin désirable et estimable, mais est la fin dernière, le Dernier Acte. Ce dernier acte est la liberté, et il n’y a plus de choix qu’entre la liberté et rien. »
Maurice Blanchot, « La littérature et le droit à la mort » repris dans La part du feu
Blanchot travaille sa remise en question de la dimension politique de l’écriture depuis le fond de la nuit des années 1942, à partir des Fleurs de Tarbes de Paulhan, qui classait les écrivains en deux groupes : les Rhétoriqueurs et les Terroristes, montrant comment les uns et les autres tendent à échanger leur discours, leur rapport à l’immédiateté contre le langage fleuri, et ce autour du moment révolutionnaire. La mise à mal des codes littéraires est sans cesse présente dans le Bal des ardents, et chaque phrase dégonde les figures ordinaires. Prenons l’hyperbate, que l’on avait appris avec Saint John Perse, dans le Gradus des procédés littéraires : « Les armes au matin sont belles et la mer. » Dans le bal des ardents, nous sommes perdus, voici ce que l’on peut lire, page 67 :
Danvé ne savait pas, il ne le voyait plus depuis ses douze ans et les anémones.
La grâce poétique du procédé est renversant, que l’on se mette à compter le temps en anémones, que les anémones se soient accrochées à la phrase au gré des courants de l’écriture, on se retrouve avec un texte aux potentialités énormes, où l’écriture ne cesse de se réinventer, dans un rapport absolu, libre, matériel, présentant un instant révolutionnaire tel qu’il est dans la langue mais aussi profondément : suspend du temps, du cours des paroles, ouverture de l’avenir comme pure incertitude.
L’analyse qui a été faite par Jean-Philippe Cazier est la plus lumineuse que j’ai pu lire sur le Bal des ardents et insiste elle aussi sur l’épreuve de l’écriture qui se donne à lire dans ce livre. Et c’est un mouvement remarquablement orchestré, à l’intérieur du livre, dès le programmatique premier chapitre, mais aussi de l’extérieur, en inscrivant l’ouvrage dans l’horizon de lecture d’un éditeur dont la ligne éditoriale est l’une des plus belles actuellement et qui permet de recevoir ce texte en faisant l’effort nécessaire pour recevoir ces textes écrits en français comme une langue parfaitement étrangère – image de Proust qu’utilise aussi (consciemment ?) Volodine.
A côté de la lecture si intelligente de Jean-Philippe Cazier, j’aurais finalement peu de chose à rajouter, j’y renvoie le lecteur, humblement. Je ne continuerais encore que sur mes propres obsessions, toujours guidé par le spectre de Blanchot.
Dans Le Bal des ardents, livre majeur, nous est donné quelque chose de rare et d’émouvant, un mouvement perpétuellement inachevé, incessant, intriguant, désirant, travaillé par un imaginaire poreux à la rêverie, à l’enfance, aux devenirs incertains et parfois forclos, aux diagonales, qui pourrait porter le nom d’une écriture toujours à venir, traversant le livre pour nous amener ailleurs, toujours, ici, par la grâce des mots.
« Le récit n’est pas la relation de l’événement, mais cet événement même, l’approche de cet événement, le lieu où celui-ci est appelé à se produire, événement encore à venir et par la puissance attirante duquel le récit peut espérer, lui aussi, se réaliser. »
Maurice Blanchot, « Le chant des sirènes », dans Le livre à venir
Le bal des ardents ainsi n’est pas un récit, ni un roman, mais bien la description de cette révolution en mouvement, en syncope dans l’écriture. Les « orages sans bruit » qui sont comme les signes annonciateurs du déchaînement du « bal des ardents » final, sont comme le chant des sirènes chez Blanchot, chant d’origine, attirant par leur défaut même, ce silence trompeur qui attire vers ce lieu, inatteignable, de silence ou de tonnerre où la parole s’abolit, chant profond et ouvert, appelant l’écriture à n’être que cela : mouvement, parcours, absence de but. Souveraineté, dirait Bataille.
Comment n’être pas ému, quand on a lu ces passages du « chant des sirènes », en lisant le Bal des ardents dont l’écriture travaille ce même mouvement infini, affichant un horizon (ledit « Bal des ardents ») mais faisant de chaque phrase, de chaque agencement de mots une aventure, un déplacement, un glissement de l’imaginaire vers des voyages plus improbables. Et puis, sans allégorie, le Bal des ardents évoque un autre mystère, proche aussi de ces sirènes silencieuses chères à Kafka comme à Blanchot, c’est le bateau du « Sans Voix », navigant dans les eaux internationales, et dont les occupants respectent une règle de silence (d’absence de parole) les faisant communiquer par des ardoises sur lesquelles ils écrivent. Il est alors significatif que ce soit Yasen qui soit attiré pour passer comme « Guide » sur ce bateau.
Yasen (apparemment le nom d’une classe de sous-marin, et à l’origine un mot russe désignant le « frêne »), est celui qui assume un rôle de conteur pour la petite communauté portuaire où se déroule l’histoire. Les passages de ses interventions, racontant l’avancée de l’armée royale menée par le Prince, sont placés en italique dans le texte, et écrites dans un style coulé, aux belles ligatures, style correspondant à une narration classique, à l’opposé du reste de l’écriture en vue subjective. Le paradoxe de cette narration, c’est qu’elle ne trouve pas d’écho chez les auditeurs de Yasen, comme si ce langage de la narration n’avait plus cours, que la révolution avait aussi suspendu ce langage, proposant ce paradoxe : n’est audible que ce qui échappe au sens, et ce qui est lisible directement est le plus inaudible.
Yasen, celui qui est attiré par le « Sans Voix », le chant silencieux des sirènes, dont le nom (frêne) est en osmose avec le boomerang qu’il manie, éternel retour du moment révolutionnaire, mouvement qui pourtant parfois se perd, Yasen, homme des profondeurs, homme de la parole attiré par le silence, lui qui doit pour rejoindre le Sans-Voix saisir la distinction entre la position de « guide » et celle, obscure, de « Guide » – dont la majuscule est celle de l’abstraction propre à la langue ? de l’absolu ? – semble donc homme de l’archi-écriture. De l’espace littéraire où la vie et la mort sont abolis d’une étrange manière :
Il faisait partie des guides qu’on considère avec respect car capables d’être à la fois morts et vivants.
Le bal des ardents, 60
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