Ravive (Romain Verger)

Ravive, par Romain Verger, éditions de L’Ogre, 2016
[Pour l’image d’accueil il s’agit de l’hippocampe dans le système nerveux, par Greg Dunn, artiste et neuroscientifique proposant la peinture dans le style japonais sumi-e d’image du système nerveux.]

Un hippocampe prise dans une élytre inconnue – l’image sur la couverture et la première page du recueil, cette image accueillant la lectrice ou le lecteur avant même de caresser le texte de ses yeux est une image qui dit étrangement bien la qualité de ce recueil. Elle le dit à divers égards, symboliquement, métaphoriquement.

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Ces neufs nouvelles sont ainsi des trésors, choses précieuses et singulières, sorties d’un assemblage délicat d’éléments, de créatures improbables, mélange harmonieux du marin et de l’aérien. La monstruosité à l’œuvre dans toutes les nouvelles est ainsi représentée admirablement sous l’histoire d’une créature indécise, cheval marin presque hermaphrodite, dans un fragile écrin de chitine insectoïde (l’écriture ?). C’est là l’aspect le plus symbolique. Il y a d’une part des récits qui fondent l’image, où l’hippocampe et l’élytre se mêlent en un cocon où germe ou dépérit l’étrange mélange impossible de règnes contradictoires. Cet impossible vivant est abordé de façon fantastiquement directe via des mutants survivants (« Anton » sorte de renversement du « Je suis une légende » de Matheson), à travers des poupées vivantes (« Reborn » que n’aurait pas renié Hans Bellmer), ou encore une femme-lamproie (« Donvor », genre inédit et totalement merveilleux de l’image de la femme dévoratrice, sirène silencieuse à un mot près). Mais cette hybridation fantastique d’un genre nouveau, se lit aussi dans des métamorphoses plus sourdes, plus indécises, comme avec les « hommes soleils » dont la réalité droguée, hallucinatoire, est affirmée jusqu’à l’horreur, de même que dans la masse affreuse des lecteurs que rencontre l’auteur Raymond « Orcadi ». Et c’est surtout « L’année sabbatique » qui marque cette transformation magique et extrêmement subtile, commençant en rappelant un peu le ton d’Un homme qui dort de Pérec (moins le nihilisme), pour aborder, en filigrane, une étrange épidémie dont la métamorphose, rongeant l’homme, n’est jamais clairement définie mais toujours sublimée dans les rapports humains, animaux, terriens, amoureux et érotiques.

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A un autre niveau, métalittéraire si l’on veut, si on lit l’image, je veux dire, si l’on se force à traduire l’image en ces mots de « hippocampe » et « élytre », rejaillit aussi un autre aspect de toutes ces nouvelles qui est son rapport à la langue. La langue adoptée dans les nouvelles est travaillée avec finesse, travaillant sur les détails des scènes, la richesse presque baroque du vocabulaire  (qui peut parfois priver d’image le lecteur qui, pour avoir souvent nagé avec des « syngnathes » et même pris dans ses mains ces mélanges d’hippocampe et d’anguilles ne connaissait pas le mot désignant cette créature), et déployant un rapport sensuel à la langue qui touche à un désir et à un plaisir érotique reflété concrètement dans les nouvelles (ce en quoi on pourrait songer à André Pieyre de Mandiargues, où la nouvelle invente un rapport au surréalisme via le rêve, la cruauté, l’érotisme, et des « Mascarets » dans une langue voluptueusement souple et précise ; mais Romain Verger forme bien des lignes propres à son imaginaire, plus ancrées dans une modernité vertigineuse, sombre et poisseuse, qui ne rejoint qu’abstraitement les contours de l’écriture de Mandiargues). Car, comme les autres productions des éditions de l’Ogre, c’est la langue même qui est l’opérateur du fantastique bien plus que le sujet même de la narration (en tout cas dans ce que j’ai lu chez Blecher qui est leur premier titre). Placé dans le contexte de la nouvelle c’est un phénomène assez jouissif. La nouvelle est en effet un genre avec un horizon de lecture bien plus cadré que le multiforme, le métamorphique roman. Dans ces nouvelles se retrouve certes le mouvement propre à ce genre :

« L’essence de la nouvelle, comme genre littéraire, n’est pas très difficile à déterminer : il y a nouvelle lorsque tout est organisé autour de la question : « qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui a pu bien pu se passer ? » Le conte est le contraire de la nouvelle, parce qu’il tient le lecteur haletant sous une tout autre question : qu’est-ce qui va se passer ? »

Deleuze&Guattari, « 8. 1874. Trois nouvelles, ou « qu’est-ce qui s’est passé ? » » dans Mille Plateaux, Paris : Minuit, p.235

Dans ce passage de Mille Plateaux se développe les concepts fondamentaux de lignes moléculaires et molaires, de ligne de fuite et de lignes de coupure, de fêlure, de fracture. Il y a aussi matière d’une méthode de schizo-analyse qui pourrait s’adresser avec bonheur à ces nouvelles qui y répondent d’ailleurs admirablement :

« quel est ton corps sans organes ? quelles sont tes lignes à toi, quelle carte es-tu en train de faire et de remanier, quelle ligne abstraite vas-tu tracer, et à quel prix, pour toi et pour les autres ? Ta ligne de fuite à toi ? Ton CsO [corps sans organes] qui se confond avec elle ? Tu craques ? Tu vas craquer ? Tu te déterritorialises ? Quelle ligne casses-tu, laquelle tu prolonges ou reprend, sans figures ni symboles ? »

ibid, p.249

Ce mouvement « sans figures ni symboles » de la langue est ce qui m’est le plus sensible à la lecture de Ravive. Plus encore que les motifs, l’événement, le « ce qui se passe » de la nouvelle c’est d’abord l’événement de la langue, qui, par son caractère poétique minutieusement travaillé s’impose et efface presque les figures et symboles qui font ordinairement le charme des nouvelles avec leur retournement final. Ce qui importe ici n’est peut-être pas ce qui s’est passé, mais ce qui se passe, ce qui se transforme, se modifie, les devenirs parfois effroyables, infinis, poursuivis jusqu’au bout de l’horreur, avec un vertige qui est celui de la langue.

Ici, la fin de chaque nouvelle est comme un paysage, un extrait de Gaspard de la nuit ou de ces interludes des Vagues de Virginia Woolf. Les fins des nouvelles nous amènent à une extrême dilution de la conscience, où le rêve et la réalité ont fondu, souvent à l’approche de la mort, dans un état hypnagogique où tout s’absorbe dans une beauté terrible, dans une image absolument forte. Cette force des dernières images de la nouvelle semble indiquer que Romain Verger fait porter son écriture vers cette image finale, et vers une poétique des images, plus que vers le retournement si symptomatique de nos attentes en matière de nouvelles comme en matière de séries (ou de romans-feuilletons si l’on remonte plus loin). En tout cela la nouvelle est subvertie pour nous offrir un hybride, un genre qui se symbolise dans cette rencontre surréaliste d’un hippocampe et d’une aile d’insecte sur un papier ivoire d’un codex du 21e siècle.

Je terminerai ainsi par une des fin qui m’a particulièrement touché (elles l’ont toutes fait, c’est injuste), sûrement par la touche japonaise qui s’y glisse sans insister et qui ne révèle sa proximité avec le motif de ce qui anime la nouvelle que dans les dernières lignes, avec d’ailleurs un ultime mélange des « genres » (péplum, western, japonisme, fantastique, nouvelle, poésie)  :

« C’est venu une nuit, ça t’a trouvé sans que tu saches comment ni d’où c’est sorti, comme une armée d’invisibles rats affluant de toutes les rues, des bouches de métro, des recoins sombres des quais, de sous les bancs, des trottoirs, des ponts et des égouts, des soupiraux et des souterrains, des profondeurs du fleuve, des troncs d’arbres creux et des souches pourries, du ventre des oiseaux, des ventres de Manon, de Saeko, d’Emma, de Jeanne et de Véra aussi, ça t’a trouvé, remontant en courant le fleuve noir de ta vie. Tu ne distinguais rien, mais tu savais que c’était là, derrière, tout contre toi, saturant l’air et groupé en essaim, agglutiné contre ton corps fiévreux. Ça te portait et te poussait le long de l’eau, à remonter les berges jonchées d’ailes et de plumes, et à courir plus loin et plus longtemps, loin de Paris, au-delà des banlieues et des régions françaises, de Source-Seine, dans la nuit fébrile de l’éternel été, pressé par le flot de sang ou d’asphalte, tu ne sais tant le sang était noir et dense et tant l’asphalte débordait de vigueur, venu du bitume fondu des routes et des trottoirs, et des siècles de supplices barbares, né de l’entente des ventres de Saeko, de Jeanne, de Véra, de Manon et d’Emma, d’un soulèvement du fleuve, du fleuve noir de ta vie d’homme courant dans la nuit floculante. Tu cours, poissé par le flot de goudron dans lequel tu roules, tourneboules et t’englues, et dont tu t’extrais et te relèves toujours pour filer de plus belle sous le ciel rutilent, tendu vers la première aurore aux couleurs de péplum, foulant parmi les plumes qui s’accrochent et collent à ton corps éclatant, tu te laisses attifer de ces milliers de plumes qui volettent dans l’air comme les pétales blancs des cerisiers au printemps. »

 

Pour une vue plus synthétique, la librairie Charybde replace ce livre en perspective : https://charybde2.wordpress.com/2016/10/02/note-de-lecture-ravive-romain-verger
et d’autres lectures sont présentes sur le site l’auteur : http://rverger.com/

 

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