La Maison des Épreuves (Jason Hrivnak)

A propos de La Maison des Épreuves, de Jason Hrivnak, éditions de l’Ogre, 2017, traduit de l’anglais par Claro.

Illustration de couverture par Laura Nillni.

Et Fiona avec vous au labyrinthe descendue, se serait avec vous retrouvée ou perdue

Une ombre plane sur la littérature, et cette ombre est celle de l’Ogre. Ogre-dieux, ogres-mages, les livres de cette maison d’édition ne cessent de surprendre par leur diversité et leur pouvoir d’invention et de métamorphose. Car le fantastique de l’Ogre se place à l’intérieur du langage, dans la pensée, et non dans les soubresauts des apparences, ou dans la fable d’un arrière-monde. Et ce fantastique est peut être aussi dans le choix de livres qui ont la capacité à nous emmener dans l’Orcus, ce royaume des morts du monde latin (ogre se dit bien orco en italien).

« La Maison des Epreuves n’aura aucun ou peu d’effet thérapeutique sur toute autre personne que sa destinataire. Mais le fait que je puisse me tromper dans les deux cas m’a coûté de nombreuses heures de sommeil et, au final, j’estime qu’un peu de quiétude spirituelle vaut bien cette atteinte à ma vie privée. De là ma décision de publier la Maison des Epreuves. »

La Maison des épreuves est un livre des morts à l’usage des vivants, un regard d’Orphée vers une Eurydice suicidée. Le livre, qui découle du choc de la nouvelle de la mort de cette femme après que le narrateur l’ait perdu de vue à la fin de l’enfance, se présente comme l’impossible remède qui aurait pu, peut-être, ramener son amie vers la vie en voyant qu’il reprenait enfin leur imaginaire enfantin et cruel du « terrain d’essai » porté à un niveau supérieur. Ce livre les aurait remis en relation et aurait peut-être permis de la détourner de son suicide. Le livre déploie cet impossible. Un livre « pour tous et pour personne », comme disait l’auteur de la « Grande Santé ».

Car fondamentalement ce livre sur la mort est nécessairement un livre sur la vie. Et il se présente bien, à la fois dans son propos, que je viens de citer, que par sa forme comme un livre cachet à s’administrer régulièrement, thérapeutiquement, par section pour trouver dans la littérature une sorte de survie, une « petite santé » forte de devenirs, d’inachèvement, de lignes de fuite, comme le disait Deleuze dans un très bel article intitulé « La littérature et la vie » :

« Ainsi l’écrivain comme tel n’est-il pas malade, mais médecin, médecin de soi-même et du monde. Le monde est l’ensemble des symptômes dont la maladie se confond avec l’homme. La littérature apparaît alors comme une entreprise de santé : non pas que l’écrivain ait forcément une grande santé (…) mais il jouit d’une irrésistible petite santé qui vient de ce qu’il a vu et entendu des choses trop fortes pour lui, irrespirables, dont le passage l’épuise, en lui donnant pourtant des devenirs qu’une grosse santé dominante rendrait impossible. »
Gilles Deleuze, Critique et clinique

Ce livre est un coup de maître dans le jeu littéraire. Le terme de « jeu » est attirant par la forme que la livre adopte, mais il faut risquer ce jeu jusqu’à ce qu’il devienne un extrême, quelque chose dont le rire, l’angoisse, la cruauté, nous ramène à cette expérience du vide, cette expérience que Bataille a nommé la « souveraineté ».

De jeu, donc, il sera nécessairement question. Après l’introduction présentant Orphée et Eurydice, je veux dire le narrateur et Fiona, trois sections s’enchaînent, chacun avec ses règles d’écriture, son jeu, son risque, son niveau d’interprétation.  La première section se présente par une mise en situation assortie de QCM où l’humour et la cruauté se combinent de manière merveilleuse :

 

« 12. Tard un soir, sous une lumière extrêmement vive, vous vous déshabillez devant le miroir. Vous êtes l’image même de la femme radieuse. Votre peau est impeccable, votre silhouette riche en promesses sexuelles. Sur votre dos, juste au-dessous des omoplates, deux bosses osseuses avec des plumes ont commencé à saillir et percer la peau. Ce sont vos ailes. Si on les laisse pousser, quel effet physiologique auront-elles ?

  1. Elles entraîneront la chute de vos cheveux.
  2. Elles coûteront à votre peau son éclat et sa souplesse.
  3. Elles vont rendront incapable de nager.
  4. Elles vous rendront stérile.
  5. Un extrait de La Lettre de la sorcière des mers du Sud

« La constellation dite du Charognard est visible dans cet hémisphère entrer les mois de décembre et de mai. Quand des comètes passent devant le torse du Charognard, des cheveaux meurent dans leur sommeil et des enfants naissent avec des difformités de la colonne vertébrale. Il est flanqué de l’Anorexique à sa gauche et à sa droite du Nécrofile. Les étoiles qui composent son visage luisent davantage quand je me déshabille. »

D’après la reconfiguration que fait l’auteur du ciel nocturne, quelles constellations sont situées respectivement de part et d’autre de l’Anorexique et du Nécrofile ?

  1. L’Incendiaire et le Bébé Bicéphale.
  2. La Danseuse de pole dancing et le Virologue.
  3. L’Ivrogne et la Mitraillette légère.
  4. L’Usine et l’Épileptique. »

Malgré l’aspect de divertissement que présente cette section, d’une part une certaine narration est à l’œuvre : on aborde les salles de ladite Maison des épreuves qui donne son nom au livre. On s’aperçoit que tous ces passages, même ceux les plus anodins, sont une mise à l’épreuve. Une mise à l’épreuve qui s’affirmera de plus en plus au fil des sections. La section II déploie ainsi de courts scénarios où la fantaisie s’est effacée pour laisser place à des situations plus réalistes, plus sombres, plus angoissantes. Je prends à titre d’exemple le début des premiers scénarios mis à la suite les uns des autres :

« Vous faites la queue devant la tente d’un guérisseur… Vous traversez les ruines d’une ville dévastée par des bombes incendiaires… A l’âge de vingt-trois ans, vous épousez un grand et bel étranger… Vous trouvez un boulot de détective privé… A l’âge de vingt-cinq ans, vous tombez enceinte… Tard le soir, alors que vous allaitez votre nouveau-né, vous regardez par la fenêtre et voyez deux hommes en train de creuser un trou dans le terrain vague derrière votre jardin… »

Face à chaque situation s’offre un choix pour une destinatrice qui s’imagine ne plus en avoir, si ce n’est celui de se supprimer. Cet arrière-fond peut être oublié du lecteur, mais c’est lui qui donne tout son sens au récit. En même temps il ne s’agit pas de choix. Car il n’y a pas à choisir, c’est l’étoilement du possible qui reste le plus important. C’est le « jeu » entre les réponses, le « jeu » comme l’entrebâillement de la porte du désir et de l’angoisse qui doit être maintenue comme telle, dans cette liberté, dans ce foisonnement de la fiction qui est à la fois terrible et salvatrice, « volonté de chance » dirait Bataille. Et qu’importe la direction choisie, la littérature est un « navire de nulle part », qui erre sans destination, ici mené sous la constellation du Charognard.

Ces parties offrent cette concentration de l’image, des scénarii, cette puissance de l’image qui dilate toute question du temps, de la narration, et fait fermer les yeux et s’approfondir l’indécidable. Volodine a nommé « narrats » (par exemple dans Les anges mineurs) cette façon de non-raconter, de déployer de façon brève une séquence d’onirisme concentrant le réel si fort en des images qu’elles atteignent une autre réalité, une consistance et représente une expérience à part entière – expérience nocturne s’il en est.

La troisième et dernière section est celle qui nous emmène jusqu’au fond de l’horreur de la « Maison des épreuves ». Ici le découpage part d’un scénario numéroté, et se décompose en sous-section (1.a, 1.b, 1c et sequitur) chacune avec son lot de questions sûrement sans réponse adressées au lecteur. C’est dans cette partie que l’on atteint le cœur de l’expérience de la Maison, par-delà l’épreuve presque, et Fiona semble prendre fictivement la parole, parole de spectre mis en scène au sein de la Maison. Le choix de présenter au féminin ces passages qui en anglais ne devaient pas être marqués au niveau du genre, a dû le plus marquant pour le traducteur, qui n’est autre que Claro, dont le nom figure sur la première de couverture, reconnaissant sa place dans la production de l’hallucination labyrinthique des images. Car sans cesse, au lecteur français est signifié si le narrateur est masculin ou féminin, et si, en effet, comme dans cette dernière partie, l’hypothèse Fiona peut fonctionner. C’est une question de jeu de rôle qui s’enfonce en nous et se déploie : Je en tant qu’autre, moi en tant que Fiona. Nous voilà conduit vers le mystère d’une expérience sans précédent. Et cette épreuve c’est la littérature.

 

« Quel est le secret pour rester silencieux quand on subit une épreuve ? Ce savoir est-il réservé aux commandos et agents secrets ? Ne devrait-il pas être également dispensé aux enfants comme moi, du moins jusqu’à ce qu’ils soient assurés d’être en sécurité ?

(…)

Pourquoi la tristesse est-elle toujours présente même les fois où je ressens la plus grande joie ?

(…)
De propos infiniment clair et délibéré, j’ai mis fin à mes jours. Ai-je commis là une chose horrible ? Prescrivez-moi une autre solution. Imaginez-moi un avenir dans lequel je retrouverai l’éloquence qui est la mienne ce soir en tant qu’enfant choisissant de se suicider. »

Dont acte.

La Maison des épreuves est un livre des morts, un livre de vie, un livre d’amour. Face à l’impossible de la mort et du deuil, l’impossible de la littérature, irréalité contre irréalité. Cette solution pourrait être mise à la réflexion à travers toute une littérature tant philosophique que littéraire (de Cioran à Primo Levi, que la littérature a sauvé dans les camps mais n’a pas empêché ensuite son suicide). C’est une littérature qui s’éprouve comme expérience au sens bataillien que je notais tout à l’heure et qui s’exprime dans L’expérience intérieure, comme expérience-limite, expérience spécifique à la littérature qui approche de manière singulière le travail du négatif. Comme jeu ouvert et sans réponse. Tout tient à ces lignes de fuites qui nous sont tendues comme des bouquets. Une maison aux milliers de portes ouvertes et battantes. Un amour mort plus fort que la vie :

« Pourquoi consacrons-nous plus de passion aux amours qui nous détruisent qu’à celles qui nous guérissent et nous complètent ? Est-il inévitable que nous nous comportions de la sorte ? Imaginez que votre mort ne mette aucun terme au désir, qu’il vous plonge dans des états désirants encore plus fous et plus puissants. Bien qu’on vous enterre seule sous la terre froide et définie, vous brûlerez de désir pour votre amour à jamais secret.

Discutez. »

Excipit

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6 commentaires sur “La Maison des Épreuves (Jason Hrivnak)

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  1. Vous avez utilisé cette image de labyrinthe m’appartenant sans mon autorisation et sans même prendre la peine de citer mon nom.
    Quel genre de procédé est celui là, venant d’une personne aimant l’art et la littérature?
    Les images que vous trouvez en vous promenant sur internet ont un auteur. Les miennes étant toujours signées, vous pouviez difficilement ignorer mon nom.
    Je vous invite à me citer ou bien à retirer ma photo de votre site.
    Laura Nillni

    1. Vous avez totalement raison et je m’excuse de ce procédé, je comprends votre agacement, comme je trouve cette image fascinante, je corrige et je mets votre nom en avant.
      D’ordinaire j’utilise plutôt les couvertures d’éditeurs, mais je vais regarder dans d’autres billets s’il n’y a pas des images sans source.
      Lucien Raphmaj

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