« Je me mets dans la position de celui qui fait quelque chose, et non plus de celui qui parle sur quelque chose : je n’étudie pas un produit, j’endosse une production ; j’abolis le discours sur le discours ; le monde ne vient plus à moi sous la forme d’un objet, mais sous celle d’une écriture, c’est-à-dire d’une pratique ; je passe à un autre type de savoir (celui de l’Amateur)… »
Roland Barthes, Le bruissement de la langue, p.313
Barthes reprend ce rêve d’une « critique créatrice », étoile brillante magnétisant l’écriture affranchie de son objet, du discours second, étoile qui, quand on la regarde de près, n’est qu’un satellite artificiel ayant la forme d’un anneau de Moebius, alternant entre lecture et écriture.
Ce rêve on voudrait sans cesse le refaire et le recréer. Substituer l’essaim à l’essai. Ce serait la proposition d’une autre critique que celle, scalpel à la main, découpant des citations, mettant à nu les os de la structure, retraçant les antécédents du texte avec tout son historique de sources, d’états physio-philogéniques. Ce serait une sorte de « critique-sans-organes », plus libre, désagencée, réagencée. Une critique qui s’apprécierait de manière transverse : la critique de l’œuvre ne se dévoilant que dans l’importance des critiques-fictions dégagées par le texte. Critique des potentialités de chaque texte, appréciation de l’essaim d’images, d’idées, de lignes de fuite dégagées par la lecture-écriture.
Je crois que la littérature se signale par sa permanente réinvention de sa forme, sans formalisme (d’où mon attachement aux inventions de Volodine, des narrats, des Shaggås, des entrevoûtes, du romånce, même s’ils font sourire certains, ces formes sont admirables car elles sont aussi une esthétique, une sensibilité, et pas seulement une forme), par nécessité interne de transformation. De même la critique s’honore de se métamorphoser. De l’essai, passer à un essaim de textes dont la reine de la ruche serait le texte séminal.
C’est un rêve bien étrange que cette critique presque déliée de son objet et du savoir. Une critique où l’œuvre ne serait visible que par ses effets, par ses mouvements, par les formulations du mystère. Bien sûr une telle critique des potentiels n’exclut pas les autres manières (universitaires, journalistiques) de pratiquer la critique, mais s’inscrit forcément en défaut – par rapport à ce que cette critique a manqué, faisant de ce manque le moteur de la création. Cette critique devrait d’ailleurs s’élaborer qu’en résistance, face au texte, contre lui : à la fois avec, tout contre, et s’en détachant le plus souverainement.
Car cette critique ne doit pas simplement parasiter l’œuvre, se nourrir de son univers, à la manière d’une fan fiction. « Créer n’est pas imiter. Créer c’est faire du nouveau. Si nous découvrons ou reconnaissons une création en critique, il faudra que ce soit une création propre à la critique, une création où la critique prenne conscience d’elle-même en tant que puissance créatrice originale et irréductible » écrivait Albert Thibaudet, dans Physiologie de la critique (1930).
Pourtant ce n’est pas la « critique créatrice » de Thibaudet qu’il faudrait, car celle-ci a déjà eu son moment dans sa recherche interne du mouvement de l’œuvre : « En d’autres termes la critique vraiment créatrice, vraiment adéquate à la création géniale, consisterait à engendrer le génie, au sens où l’on dit que la géométrie engendre une figure lorsqu’elle la définit par le mouvement qui la donne. » (ibid). Blanchot par exemple ne fait que cela, rechercher le mouvement propre de l’espace littéraire dans chaque livre.
Ici on emprunterait plutôt des chemins de traverse, introduisant nos résistances, nos imaginaires divergents à partir du texte dans un nouveau texte. On en ferait sentir le sens par une écriture qui prend ses distances avec le texte pour mieux y revenir.
Cet mouvement a déjà connu de nombreuses critiques. Rêver le texte, est-ce bien sérieux ? Faut-il, comme le préconisait Umberto Eco, des limites à l’interprétation ? Ne risque-t-on pas un art impressionniste, un rendu flou d’images, de métaphores, un brouillard de textes et de notes ?
Parions plutôt un rendu fou. Voici une première ébauche, très impressive sur le sujet du Mondocane de Jacques Barbéri (éditions la Volte, 2016) :
Mondocame : Manifeste pour le matérialisme poétique, survolté habitant le texte de Barbéri. Sniffer le monde, prendre une grande rasade de surréel. Que le monde soit ma seule drogue, mon seul amour : matérialisme absolu comme il y a un idéalisme absolu, telle est la danse synchronisée de cet essaim de mots. Douces aberrations de chair contre toutes les chimères idéales. Un monde poétique toujours plus réel, irréel, pluriel.
Mondocrame : habiter non plus seulement le monde (les mondes) mais le feu, le saccage de la civilisation consumant Mondocane. Le feu qui mord et transforme « ô veux la flamme… »
Mondocrâne : exploration du « point aveugle » du récit de Barbéri, l’ellipse de dix ans durant laquelle toute la guerre des IA se déroule. J’ai voulu passer du temps dans ce long passage au noir passé dans un caisson chirurgical. L’art consumé de l’ellipse de Barbéri rejoint alors la splendide de l’Éducation sentimentale de Flaubert :
« Il voyagea.
Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues.
Il revint. »
Flaubert, L‘éducation sentimentale, III, 6