Ceci est un ordre hypnotique lancé par les 3856 yeux des 1928 serpents de Méduse : allez voir la chronique de la librairie Charybde, et allez acheter ou emprunter en bibliothèque Bunker Anatomie (éditions Verticales, 2004) de Claro.
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Au commencement était l’accident, le sexe, et la mort, est-il écrit dans Crash-test de Claro (Actes Sud, 2015). Mais dans cette « nuit sexuelle » des commencements se trouve aussi un œil aveugle, terrible et inimaginable. Bunker anatomie nous donne à voir cet œil et cette matrice – et l’on pourrait presque y lire cette fois : au commencement était le regard, regard aveugle où se dit l’innommable du sexe et de la mort. Proposition ambitieuse, triade d’un nouveau désordre du monde, de commencements toujours multiples, toujours aveugles, toujours mortels.
Avec le commencement du regard se dit l’impossibilité perpétuelle de voir le commencement tel qu’en lui-même il débute. Impossible de ne pas le vivre comme un flux ininterrompu d’images, de perceptions – sauf par la grâce de l’écriture et son système de microcoupures, de fêlures, de fissures. Après coup. Impossible de voir aussi que ce début est une fin, que ce regard porte nécessairement en lui la mort à venir, l’image survivante, et que dans ce regard se marque la mort, la « perte de vue », bien qu’ici cette relation entre le regard, le désir et la mort se conjuguent encore en une autre manière, livre où le regard est la mort, livre médusant offert comme un cœur à la Gorgone, où le regard de la mort ne peut qu’échapper, que nous renvoyer à cette expérience de nous faire glisser au dehors de nous, dans un dehors absolu, expérience impossible, en un mot – littérature.
Ce point aveugle, ce regard perdu originel et mortel du regard on le retrouve dans Bunker anatomie essentiellement sous deux formes, deux possibilités, deux dimensions qui viendront à s’attirer magnétiquement – une femme nommée Méduse et un psychopathe s’appelant lui-même le « Ghost-Sniper ». Le livre est l’histoire de la conjonction de leurs deux regards porteurs de mort. Sous ces deux noms c’est toute la mythologie qui est renversée en une « anti-fable » se donnant à lire dans l’échange des polarités mythiques entre la Méduse et le Ghost-Sniper.
La démythification de Méduse est une opération présentée douloureusement dans les premiers chapitres. Tuer le mythe, achever l’image romantique, transformer en corps moderne les formes monstrueuses de la Gorgone, telle est l’authentique métamorphose à laquelle se plie Claro :
« Je veux dire les formes changées en nouveaux
Corps. »Ovide, Métamorphoses, incipit (traduction de Marie Cosnay aux éditions de l’Ogre, 2017)
Voici Méduse réduite à s’arracher ses défenses de sanglier comme des dents de sagesse antique, pommadant de barbituriques ses serpents aux noms savants pour cacher sous un bonnet de laine cet apparat symbolique. Méduse est donc une femme de notre temps, une fille simplement anormale plutôt qu’extraordinaire. Certes une fille tuant toute personne croisant son regard qu’elle dissimule sous des lunettes teintées, mais ayant dû accepter ce destin de mort et de séduction, acceptant cette anormalité et la faisant vivre de belle façon. Dévouée au plaisir sexuel et à la mort, cette métamorphose fait que Méduse passe de figure majeure de la castration à celle d’une libératrice sensuelle et mortelle du désir, des freudstration de la vie. Ce retournement brise, après le mythe antique, le mythe psychanalytique. Méduse sera une figure humaine complexe, jouant avec le désir sexuel, permettant la jouissance, mais toujours achevant la petite mort par la grande mort, n’excluant jamais cette dimension cruelle la rendant plus mante religieuse que « Femme Fatale » (refusant l’aboutissement du désir).
C’est comme si Méduse s’emparait de son propre fantasme, et en jouait avec une maîtrise consommée. Cette libération de Méduse se déploie dans un imaginaire moderne, où Méduse devient une femme avec ses luttes, ses préjugés, s’éloignant de la religion pour entrer dans la science. Dans la première des quatre parties du livre, on voit ainsi des descriptions poétiques de cnidaires ayant elles aussi absorbé le mythe de Méduse dans leurs flagelles urticants, la transformant définitivement à nos yeux en un hybride fascinant à de nouveaux égards.
…la méduse en nous s’installe pour redevenir Méduse, quand polype nous sommes, quand Polype nous devenons, quand nous polypons à qui mieux mieux, que se passe-t-il ?
Privée de son aura de tête coupée, elle est ici juste une fille indépendante et malmenée par une mère qui fuit cette enfant qu’elle considère comme monstrueuse. Bien que toujours létale et pétrificatrice, elle trouve une dimension humaine toute nouvelle, une dimension d’ennui et d’absurdité : pourquoi jouer encore et encore cette comédie de la jouissance et de la mort, à quoi bon tuer ? Elle s’en va de chez elle où sa mère vient de mourir, et va un peu errante, sans savoir ce qu’elle cherche, jusqu’en Normandie où la rencontre du Ghost-Sniper donnera une nouvelle direction à sa vie, plus Bonnie and Clyde qu’Orphée et Eurydice.

Les chapitres du Ghost-sniper alternent avec ceux de Méduse dans un certain chaos, et ils s’occupent eux aussi d’une métamorphose, mais dirais-je de courant inverse. Si Méduse s’incarnait dans le monde moderne en se débarrassant de son caractère mythologique et repoussoir, la figure du sniper est ici l’Actéon de cette Diane insaisissable. C’est une des choses les plus passionnantes et les plus terrifiantes de ce livre que cette participation du Ghost-Sniper à une dimension post-mythologique qu’il forme avec Méduse. Lui le Cyclope des temps modernes, l’œil fixé à sa lunette de visée, est notre mythe ordinaire de la mort d’un regard. C’est un choc que cet appariement, que de souligner combien la figure du sniper devient dans notre modernité une figure quasi-mythique : du sniper de Stalingrad à l’allée des snipers de Sarajevo en passant par les assassinats célèbres et tous les partisans déterritorialisés du terrorisme mondial, le sniper devient ce fantôme puissant, fascinant et terrifiant l’imaginaire moderne de la mort. Un regard, une mort.
L’auto-proclamé « Ghost-Sniper » se rapproche d’une monstruosité presque inverse à celle de Méduse. L’humanisation de la figure de Méduse se lit avec d’autant plus de poids qu’elle alterne avec la déshumanisation volontaire à laquelle se plie le Ghost-Sniper, gangréné par la froideur de son arme :
… Dès lors, il n’eut plus qu’à retrancher. Retrancher ses parents (opération ô combien facilitée par l’esprit de division qui les unissait). Retrancher le désir (il lui suffisait d’imaginer ce que valait un désir sécable). Retrancher les amis, les meubles, les horaires, les itinéraires. Trancher, aussi, certains membres encore sensibles : peur, espoir, soupçon, consentement, intimité. Surtout, empêcher que s’enraye l’arme qui servait à retrancher.
Leur rencontre, lui dans son bunker, elle se promenant sur la plage, tuant de son regard ses amants comblés, aboutit à un final où c’est bien l’écriture qui est saisie de vertige, de non-pétrification, aboutissant à un point aveugle d’une trentaine de pages déployées en adresse mystérieuse, hallucinée, et sauvage :
« Ce récit est mort et se disperse, par toi avalé digéré, autrement dit aimé, mais où ? Comment ? Tu ne lis que la ligne parfaitement fêlée par les artisans de la fêlure, à l’écart de toute compassion. Faille. »
« …au-delà de la fadasse méduse et du sorbet sniper : je suis la ligne verticale, la faconde… »
On s’absorbe comme dans un maelstrom dans cette partie où notre tête explose dans tous les sens, nous envoyant dans tant de directions inespérées. Il y a dans ces pages de nombreux échos à l’univers de Claro, presque un manifeste, et cette profonde tendance à abandonner le récit pour cet amour de l’écriture, pour la description puissante, délicate, et amoureuse du monde et de ses virtualités dites avec virtuosité.
Pourtant le récit reprend pour un épilogue de deux chapitres, quatre pages où se clôt l’intrigue et le devenir commun de Méduse et du Ghost Sniper.
Merci à Bataille, Pontalis, Quignard, Deleuze, Blanchot, Freud, Ovide, Klossowski, pour m’avoir aidé à écrire cette chronique. « Ce que tu lis t’a toujours trahi » Bunker anatomie, p.139
Image de couverture : Zbyszek Zolkiewski : Sumida Aquarium – Jellyfish, Tokyo, Japan