L’été des limules, j’aimerais un titre pareil, un livre recouvert d’une carapace grise, montant sur les plages recouvrant tout comme une vague de nanorobots.
En attendant, lisons.
Rouvrir le roman (2017)
Livre de Sophie Divry
Un livre que le CNL devrait mettre à disposition sur son site, dont l’Agessa devrait indiquer la lecture en guise de conditions d’utilisation, avec d’autres petits écrits théorico-littéraires permettant, peut-être, de lire d’autres choses que des romans aveugles à leur technique, ou des écrivains hantés par leur Surmoi (ici, le Surmoi prendra le nom de Nouveau Roman).
Libérer les possibilités du roman, autoriser le romancier à penser son écriture, à revenir sur le littérairement correct de l’avant-garde, sur la défiance pour le passé simple, sur la morale du style, sur la mauvaise conscience de privilégié de l’écrivain. Tels sont les points dont Sophie Divry rend compte dans une langue limpide, en interrogeant ces discours, sans pour autant promettre une théorie de l’art du roman. Au contraire, laissant le roman être cette forme hybride, mutante tant célébrée pour cet aspect protéiforme et que menace sans cesse le manque d’inquiétude pour la forme, pour le contemporain, pour les figures de pensée, comme tout autant l’excès de stylisme.
Une lecture vivifiante, à croiser avec les préoccupations d’un Speedboat de Clouette et Leclerc.
Portraits d’amis (1935)
Livre de Jean de Boschère
Ce livre de 1935 dessine des figures encore peu connues à l’époque, dont Paulhan, Jouhandeau, Supervielle… mais surtout les noms et les profils de tant d’inconnus.
Tant de personnalités littéraires, présentées par Bosschère en une page et un portrait (de sa main, car Bosschère était illustrateur et excellent dessinateur) et aujourd’hui complètement, mystérieusement oubliés. On est saisi de vertige face à une telle foule de fantômes inconnus comme face aux noms effacés des stèles antiques, ou ces noms surpris au détour d’une copie d’un manuscrit du Moyen Âge et dont on ne peut que rêver les œuvres (au Nom de la Rose je préfère qu’on aille lire plutôt le Livre des livres perdus de Giorgio Van Straten, mais la littérature est abondante sur ces livres disparus, comme pour les auteurs sans œuvres, objets d’une fantomatique fascination).
Vous me direz que ces inconnu-e-s ont bien leurs œuvres quelque part, sur les étagères de fer d’une bibliothèque. Certes. Mais ces noms et ces œuvres faits de rumeurs, de notes lointaines, qui s’espacent de plus en plus, qui ira aujourd’hui les relire, en sauver le charme éventé de l’époque ? Ne peut-on penser à revers du fantasme mémoriel, d’une mémoire démentielle, s’enflant sans cesse, comme si les 110 milliards d’humains morts depuis les débuts de l’humanité venaient se déverser sur nous avec leurs confessions et leurs angoisses ? Peut-être y-a-t-il plus dans le fragment d’évocation de Bosschère que dans toute leur œuvre, mais en la réalisant il les sauve à sa manière – tropisme de l’art salvateur, écho sûrement de Baudelaire (« Je te donne ces vers afin que si mon nom… »).
Peut-être cela n’est-il donc pas si funeste (à supposer qu’on relise Jean de Bosschère cependant…) et même ouvre la possibilité de rêver ces œuvres en des merveilles improbables, mais aussi permet d’envisager un autre rapport à la littérature, une littérature quintessenciée, une sur-littérature plus synthétique encore, utopie alchimique rejoignant les algorithmes futurs de l’IA ou des « syntextes » (synthèses de texte) de l’expérimentateur Mathias Richard.
Élans d’ivresse (1935)
Livre de Jean de Boschère
La poésie surannée de Bosschère peut faire sourire aujourd’hui, avec ses préciosités de perles sur lesquelles s’est posé un voile de poussière rendant terne tout l’éclat des vers : « Lave ta flûte dans ce vase lustral, trempe ton âme dans ce vieux sarcophage d’oubli »…
La plus haute extase, le plus plus beau soupir de Des Esseintes semblent aujourd’hui affectés d’un râle sibilant assez pénible. Combien toutes les jointures des vers semblent douloureuses ici, quand ils étaient censés célébrer la souple « ivresse » tant matérielle que spirituelle, le vertige lubrique de l’idéal et son envers terrible.
Cependant, parfois, un mot change tout. A la manière d’un Saint-Pol-Roux, une invention d’un mot de pur mystère ouvre les possibles de la phrase. Sauve la transcendance du poème. C’est ainsi avec plaisir qu’on s’interroge sur « l’igagose des grappes » surgissant dans un poème.
Oui, épargnez-vous le dictionnaire, l’igagose « personne ne connait », pur bibelot d’inanité sonore : « les sentiers et les ornières étaient au matin une lessive bleue dans les névolutes de l’igagose que personne ne connaît. »
L’igagose se pare d’un contenu miroitant, prenant d’autres contours, quittant le végétal pour recouvrir « les animaux givrés d’igagose [qui] continuent de dormir ». Juste avant – ironie ? le sourire saint et moqueur est uniquement pour nous je crois – juste avant « l’intoxication de l’igagose », sorte de mise en abyme de l’intoxication du langage par tous ces mots précieux, cristallisés, si incapables de susciter la transe, le mouvement, « l’élan de l’ivresse ».
« L’igagose trempe la vallée, les cuisines, les jardins. Elle se couche en chien dans le foyer. » Voilà. Tout est dit, l’ivresse du mot vient se coucher au sein du poème comme le chien au sein du foyer où ronronnent les joyaux.
Essai sur la dialectique du dessin (1912)
Livre de Jean de Boschère
Étrange objet que ce livre : trop abstrait pour être une histoire personnelle de l’histoire de l’art, on a l’impression d’avoir affaire à une introduction de dessin trop lâche pour être pertinente, pas assez appliquée pour être un véritable manuel, forme vers laquelle on aurait envie de le voir tendre. Car Jean de Bosschère fut un remarquable illustrateur, nourri on le voit ici, par la Renaissance.
Au regard de ses compositions sur l’œuvre de Rabelais rappelant le meilleur de l’école flamande, on voudrait l’entendre moins scolairement sur Brueghel l’Ancien, ou Bosch. On aimerait lire dans ses propos sur le dessin une ligne plus libre, plus sombre qui se démarque du simple récapitulatif de l’évolution du dessin depuis la Préhistoire…
Qu’est-ce que la philosophie ? (2018)
Livre de Giorgio Agamben
Voilà une philosophie pas très pop’, pas branchée sur son dehors comme je le lisais récemment (cf Laurent de Sutter infra). Au contraire même, une philosophie savante, et comme en témoigne la bibliographie, une philosophie en circuit fermé : de la philo branchée sur de la philo branchée sur de la philo. Et de la philosophie antique. Papa Platon et Papa Aristote.
Bref on ne risque pas de court-circuit. Or, à mon humble avis, ce sont bien ces coups de jus qui font penser (le coup de jus, actualisation « intensifiée » de l’aiguillon de Socrate).
De surcroît le titre est trompeur si l’on s’attend à une confrontation avec cet autre « Qu’est-ce que la philosophie ? » qu’est celui de Deleuze et Guattari. Autre style, autre façon de pratiquer la philosophie, mais surtout : ce n’est pas le propos, le titre a été forgé a posteriori. Rassemblant différents articles sous ce titre alléchant, vendeur, mais trompeur, la question n’est pas la question tant celle de la philosophie et de son essence, que des catégories et des présupposés de celle-ci.
Ainsi, dans chaque article se décline cette réflexion sur la question du rapport du langage à l’être, de la grammaire de la pensée, de l’indicible comme catégorie linguistique (l’indicible étant le présupposé de la langue) et du dicible (comme catégorie ontologique cette fois).
Si la pratique de ces textes est ardue, elle est parfois aussi très plaisante comme « Sur l’écriture des préambules » (chez Platon), et toujours intellectuellement de haute exigence.
Comment sont nées les étoiles (1987)
Livre de Clarice Lispector
Douze contes brésiliens pour faire une cosmogonie décalée, carnavalesque si l’on veut, enfantine peut-être, avec cette pointe amère du monde perdu.
Les incertitudes du langage (1970)
Livre de Jean Paulhan
Jean Paulhan se livre ici au-delà de ses livres dans une conversation radiophonique transcrite sur papier.
On découvre un Paulhan moins hiératique, lui, « l’éminence grise des Lettres françaises », cette épithète homérique dont on ne dépare jamais l’évocation de son nom à peu près ignoré du grand public.
Paulhan dévoile derrière son Guerrier appliqué son expérience de la guerre de 14, et derrière le reste de ses œuvres des préoccupations ordinaires. De fait, on s’étonne de ce goût à vouloir exhiber une certaine médiocrité de son parcours, de ses opinions, de son existence très ordinaire dont cependant se détache son expérience à Madagascar et sa pratique des langues malyo-indonésiennes.
Excès d’humilité ? Il reprend de la couleur quand il doit expliquer à son interlocuteur un peu rétif les charmes du cubisme avant de terminer par lui ré-expliquer les Fleurs de Tarbes, le fameux conflit (la guerre éternelle que d’aucuns appellent « Littérature ») entre Rhétoriqueurs et Terroristes.
Est-ce donc là un résumé du parcours de Paulhan qui nous est donné à lire dans cette émission de radio retranscrite ? Oui, en sens. Dans un mauvais sens, car étrangement cette conversation ne donne pas particulièrement envie de lire Paulhan, au contraire, on découvre dans sa vie et ses opinions bien des aspects qui le rendent moins sympathique. Mais peut-être était-ce voulu ? Pour qu’on se réfugie dans la lecture de ses livres ? J’en doute. N’empêche, il faudrait relire Paulhan.
Safe (2016)
Livre de Lucie Taieb
Peut-on être hanté par un mot ? Par l’intraduisible de ce mot. Et si ce mot était celui de la sécurité, du « home sweet home », de l’immunité, du sain, du sauf ?
On a l’impression que c’est bien de ce point de départ que l’on se met à dériver vers l’épidémie syphilitique où l’on cherche à survivre, à échapper à la mort, au risque, au deuil, à la maladie. A l’impossible. A l’intraduisible. A l’inévitable.
Entre le conte, la poésie et le récit, Safe parvient à nous emporter dans sa communauté fictionnelle, dans ses pages brèves et saisissantes de beauté, dans ses souvenirs mêlés de tant de mers imaginaires.
Qu’est-ce que la pop’philosophie ? (2019)
Livre de Laurent de Sutter
Un livre aussi facile à lire que devrait l’être tout livre sur la pop’ philosophie, puisque nous l’explique Laurent de Sutter, la pop’ philosophie c’est d’abord un style. Le style du n’importe quoi, sauf celui de la règle (et donc de la plupart des écrits universitaires).
Contrairement à ce que l’on attend (et dont joue d’ailleurs la couverture) la pop’ philosophie n’est pas la lecture philosophique de thèmes de la culture populaire. Tout simplement parce que ce qui importe pour la pop’philosophie ce n’est pas son objet, mais son processus, son branchement sur un dehors. Il s’agit pour la philosophie non pas d’écrire « sur », d’écrire « avec », mais d’écrire « à travers », de montrer ce que la culture libère comme possibilité de penser pour la philosophie.
Pas d’objet, mais des processus, pas de critique-jugement, mais un style. Tous les styles, jusqu’au style du haillon, du bâillement de faim, du solitaire sans imagination, la pop’philosophie se définissant chez Deleuze comme ascèse, contrairement à l’éclat fluorescent qu’on l’on prête à la pop’philosophie.
Cette pop’philosophie indique donc une expérience, une autre façon de pratiquer la philosophie branchée en permanence sur son dehors et n’y arrivant jamais (à la manière du désir chez le masochiste, théorisé par Deleuze), permettant d’échapper à la mélancolie de l’aporie de l’intensité, bien présenté récemment par Tristan Garcia, et demandant toujours de « nouveaux » stimulis, des intensités plus grandes, des décharges plus vastes.
A cela la pop’philosophie, très taoiste, réplique par la force des liens faibles, la petite santé, par l’absence de force, le renoncement au jugement et à la volonté « d’avoir raison » occupant la philosophie. Au contraire la philosophie se fait expérience, être affectée, composant avec « n’importe quoi », avec tous les rebuts sa traversée philosophique.
Portnoy et son complexe (1969)
Livre de Philip Roth
« Portnoy’s complaint » est bien ce lamento du jeune juif humilié depuis l’enfance jusqu’à l’âge d’homme (33 ans) par l’attention débordante, étouffante de sa mère, incapable de vivre sa libido autrement que dans un excès inverse à la culpabilité qui le ronge.
Souvent drôle, toujours moqueur et incisif, Roth compose avec justesse ce portrait de Portnoy, sa révolte, son désespoir, son rapport à la communauté juive et la question lancinante du sexe.
Mince, on dirait un entrefilet dans un journal cette présentation. C’est qu’au-delà de la réussite du livre, je n’ai pas été élevé plus que ça par cette lecture, pas comme dans La Tache par exemple ou d’autres livres encore.
Le monologue d’Adramelech (2009)
Livre de Valère Novarina
Adramelech. On dirait un nom de Pokémon, non ? De Pokemon du langage alors. Ou bien le nom d’un personnage clé de la Kabbale, le frère caché du Roi du Monde Melchisédech selon René Guénon.
Enfin ça c’est ce que je me dis, ce dont je rêve les yeux sur la page tandis qu’ils deviennent flous sur la page.
Le délire chaotique et verbal de Novarina doit être merveilleux une fois enfermé dans une salle, avec un comédien fou capable de réciter une pareille glossolalie, mais là, face à la page, mes yeux papillonnent et les mots, les mots, papillonnent et s’envolent vers je ne sais où.
Le champignon de la fin du monde (2017)
Livre de Anna Lowenhaupt Tsing
Je suis encore sous le coup de l’émotion de cette lecture bouleversant radicalement à mes yeux la façon de dire, de faire de la science, mais pas seulement, de s’insérer dans le tissu social, humain et non-humain pour écouter, repérer les histoires se tissant autour des champignons matsutake.
Un tel plaisir de lecture lié à une véritable découverte intellectuelle fait pour moi de ce livre un marqueur dans l’histoire des sciences.
Le Nouvel esprit du capitalisme (1999)
Livre de Luc Boltanski et Eve Chiapello
Longue, très longue et très intéressante analyse de ce capitalisme tardif comme disent certains, et de sa critique tant sociale qu’artiste, pointant avec une remarquable acuité ce système dans lequel on est englué jusqu’au cou, non, jusqu’au nez, non, jusqu’aux yeux, non, jusqu’au bout des cheveux.
Le parti pris des animaux (2013)
Livre de Jean-Christophe Bailly
Ce devait être un texte marquant pour la prise en compte des non-humains, mais c’est un ensemble de textes rassemblés autour du sujet animalier, dans une dimension extrêmement philosophique, et dirons-nous, métaphysique. Non pas que le propos soit inintéressant, mais demandant cependant quelque habitude de la gymnastique abstraite des concepts.
Présages d’innocence (2007)
Livre de Patti Smith
Heureusement surpris, contrairement à Carver (cf infra), des poèmes dépouillés de toute ornementation, de tous les fastes européens, mais touchant à ce que la poésie américaine a de meilleur, cette sincérité, cette innocence, ces scènes du quotidien dont l’épiphanie nous parvient à travers le poème.
Là où les eaux se mêlent (1986)
Livre de Raymond Carver
J’adore Carver nouvelliste. C’est vraiment un grand bonheur que ces éclats de vies, cet humour délicat et ce compte-rendu de l’Amérique moderne découvrant les charmes du réfrigérateur.
Pour les poèmes, ici, c’est autre chose. Simple, peut-être trop, avec cette tendance à mettre en vers ce qui est en vérité de la prose et du narratif.
Les forces étranges (1906) Las fuerzas extrañas
Livre de Leopoldo Lugones
La rétro-hard-fantastique-strange-science-fiction de Leopoldo Lugones chez Quidam Editeur fait perdre tous ses adjectifs. Reste le bonheur de la découverte d’un recueil de nouvelles captivantes. Chronique détaillée.
La gloire (1969)
Livre de Jean Grosjean
Je voulais lire un peu l’abbé poète qui avait volé le prix de la Pléiade à Boris Vian en 1946 dont l’Écume des jours, écrit en quelques mois pour l’occasion, devait remporter tous les suffrages avec l’appui de Queneau et de Sartre. Las, l’Écume des jours ne fait pas l’unanimité, et paraît pourtant dans la Blanche quelque temps après mais fait un flop (à peine 300 exemplaires vendus). Il faut attendre la mort de l’auteur et la réédition par Pauvert pour que l’œuvre devienne culte.
Je parle de Boris Vian et pas de Grosjean, mais c’est vrai qu’on se demande pourquoi le vote (dont celui de Blanchot et de Malraux je crois) s’est tourné vers cette poésie encalminée, où l’esprit saint ne souffle pas, restant sous le voile grisonnant de la moustache impérieuse de Claudel sans qu’un paraclet n’en décille un poil. Poésie hors temps, hors sol, même son apocalypse est sans éclat, ni la gloire, ni l’uranium, juste ce collier de mots précieux ternis par le temps.
On pourrait presque lire cette poésie au second degré. Alors certes l’ineffable, la parole, le sacré sont présents comme autant d’idées rectrices, mais sans ce devenir métamorphique faisant advenir réellement une poésie.
Speedboat (2019)
Livre de Quentin Leclerc et Fabien Clouette
Un livre à mettre dans tous les paquets de corn-flakes des rentrées littéraires. Plus de détail, chez moi, et chez Charybde.
Jérôme (1978)
Livre de Jean-Pierre Martinet
Livre énôrme nous dit-on, énorme comme Jérôme Bausche, géant pédophile de quarante-deux ans, ogre paranoïaque se plaisant à se faire passer pour idiot. Et oui, on a le vertige à être plongé dans le flux de pensées, de sperme, de gémissements, d’alcool, de misère, d’orgueil de ce Benny sordide. Mais le vertige est une intensité trop vive pour être longtemps soutenue à mon goût, il lui faut des phases plus lente pour retrouver sa vivacité, or ici la saturation est à son comble en permanence. On avance à la force des yeux dans ce flot de fange, de grumeleuses pensées nauséuses. A ce Rabelais chez Mme Edwarda manque sûrement l’humour pour mieux apprécier l’ensemble (même l’humour absurde, suspendu, interdit de Mme Edwarda montrant son con en disant « JE SUIS DIEU » : stupeur et rire incontrôlable).
Le livre m’a fait l’impression d’avoir été écrit dans une ivresse totale d’écriture, avec une jouissance sensible dans les premiers chapitres qui pourraient se lire seuls, puis l’écriture part à la dérive en même temps que Jérôme quitte le domicile familial. Dès lors, on sent bien la destination finale, la rencontre avec la jeune Polly, 14 ans, fantasmée comme son amoureuse, mais le reste n’est qu’épisodes, anecdotes sur le chemin essentiel de ce qui se noue dans cette maison dès le départ.
Cette narration où les situations se répètent, où le dénouement se profile de loin (et que j’aurais préféré qu’il reste comme pur horizon), brosse une petite galerie de personnages qui, malgré l’extrême caricature dont ils sont l’expression (l’ancien professeur de lettres inverti et dépressif, la putain défigurée au grand cœur, l’adolescente perverse, le clochard-prophète…) existent dans la langue fabuleuse de Martinet qui réussit malgré tout à incarner en permanence dans la pensée interne de Jérôme toutes ces apparitions.
A lire au moins pour les premiers chapitres.
Ah, et il faudrait parler de Solange. Personne ne parle de Solange. Le plus beau mystère de ce livre.
Topor, dessins paniques (2004)
Livre de Roland Topor
C’est pourtant formidable Topor, dessiné à l’acide, très loin de ce que j’aime d’ordinaire et pourtant arrivant dans la scatologie ou l’érotisme à ne jamais être vulgaire. Pas un moment de grâce, et pourtant le suspens, la scène arrêtée, la scène capitale de l’onirisme et de la mort se rejoignent dans ces dessins avec une force incroyable.
21 Leçons pour le XXIème siècle (2018)
Livre de Yuval Noah Harari
Comme pour Sapiens, je retiens une partie de l’analyse, forcément séduisante pour moi, disant que tout est fiction, intégralement.
Par contre, les grandes naïvetés transhumanistes, le prophétisme même à court terme et le techno-optimisme me laissent sceptique.
L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle (2018)
Livre de Eric Sadin
Pendant tout le livre, j’égrainais les contre-arguments, les objections à ce réquisitoire de cet auteur découvert sur Thinkerview. Quelque chose dans le ton me portait à être sur la défense, le regard trop naïf des apôtres de la Singularité ou des sociaux-démocrates de l’IA tempéré d’éthique comme le scepticisme absolu, déterminé à peindre en noir l’avenir et ce en invoquant le spectre un peu trop blafard de l’aletheia m’inquiète (il y a ce côté heidegerrien de retour à la terre, à l’authenticité, qu’on retrouve par exemple chez Byung-Chul Han ou Bodin de Bodinat dont j’ai déjà parlé).
Puis à la fin, la fable du poulpe (qui me rappelle le génial Vampyrotheutis infernalis), la pure fiction positive m’a convaincue. Elle m’a fait reprendre d’un autre œil toutes les propositions, de façon moins idéologiquement tranchée. Et ces analyses sont ô combien essentielle pour se prévenir des analyses majoritaires comme celles d’Harari (cf supra), dont les failles apparaissent rapidement à l’aune de telles critiques.
La Vie des plantes (2016)
Livre de Emanuèle Coccia
Il y a depuis un moment une lame de fond d’essais portés par leur langue, par la beauté des métaphores, faisant vaciller les contours traditionnels de la philosophie. De Cassou-Noguès à Haraway, de Marielle Macé à Lionel Ruffel, une sorte « philosophie spéculative » comme il y a de la « speculative fiction ». Comme si le besoin de fiction était plus fort que tout, comme si le désir de retrouver des lignes de récits étaient plus forts que tout, plus que l’entreprise de systématisation, que l’envie de se rapprocher d’un logique.
Ce que développe Emanuele Coccia fera donc tiquer des historiens de la philosophie voyant la phénoménologie détournée du point de vue des plantes, voyant les graminées dotés d’un heideggerien « être-au-monde » qui devrait faire bouillir le pâtre de la Forêt Noire (il faudrait faire un dictionnaire des épithètes réels ou inventés des philosophes). Pourtant le pari de ré-envisager la philosophie à l’aune du monde végétal, de déporter, de décadrer le regard de la même manière dont on a fait ces dernières années avec le point de vue de l’animal (de l’animalisme aux considérations de Descola, Viveros de Castro, etc.) et du vivant (Latour, Stengers, …) est stimulant. Peut-être autre chose que de la philosophie telle qu’on a pu la penser jusqu’à présent mais rejoignant dans une ontologie commune toute ce courant s’inspirant de la biologie pour repenser l’humain (Haraway est sûrement la plus emblématique de ce courant).
Se composer une philosophie compénétrée avec le monde végétal, telle est la théorie proposée, la tête dans la terre, les racines dans les étoiles.
Vingt-quatre états du corps par seconde (2018)
Livre de Jean-Philippe Cazier et Frank Smith
Je m’électrise avec ce texte faisant cause commune du silence entre la poésie et les corps, à lire sur Diacritik.
Image de couverture : des limules, des limules, des limules. Copyright Abby Venture.
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