Grotte, éditions Vanloo, 2020 (initialement paru en 2014 aux éditions Christophe Lucquin).
Elle voulait me faire enregistrer le son de la grotte, comme un astronome rapporterait des images de la Lune…
Bataille faisait de Lascaux l’origine de l’art. Qu’une artiste choisisse d’en faire la substance de son premier roman fait de la grotte quelque chose comme une mise en abyme face à l’origine du roman, du récit, de l’art littéraire, de l’image et de ses légendes. Un abîme dans une grotte. Une grotte abîmatique. On sent déjà tout sérieux s’effondrer et l’improbable s’inviter, à la ressemblance de ce texte traversé par le questionnement sur le vertige de l’identique et peut-être l’impossibilité de l’originalité – ce qui serait déjà une belle leçon d’art littéraire.
Il est facile de passer à côté du vertige de ce texte inventif, joyeux, à la voix claire et de se laisser seulement porter par l’insolite et le drolatique qui réinvente magiquement à chaque page dans ce livre tout le « grotesque » des situations s’enchaînant avec un rare bonheur de lecture dans une jouissance du texte faite de sa façon de nous surprendre et de ne s’étonner de rien.
Grotte d’Amélie Lucas-Gary, c’est ça, quelque chose d’un perpétuel décalage, qui aurait tôt fait de nous faire oublier ses logiques profondes, ses échos possibles et notre propre origine grotesque. Allant du quotidien de ce gardien de grotte vers des situations improbables, Amélie Lucas-Gary nous fait traverser sans qu’on n’en prenne d’abord conscience le mystère inépuisable qui fait l’œuvre d’art.
Face au vertige de l’abîme on a deux solutions dirait Bataille (je pense), ou bien le rire ou bien le néant. Heureusement, dans Grotte Amélie Lucas-Gary choisit le rire.

Le livre, redisons-le, ne résume pas à des séries de rencontres cocasses par le gardien d’une fameuse grotte d’art rupestre, rencontres allant des deux jeunes documentaristes jusqu’au final Pousse-Merde, chaque rencontre formant un court chapitre et un épisode de ce petit livre extravagant comme d’autres sont extralucides. Tiens, entre l’abbé célèbre (l’abbé C ?), Lascaux et ça, on aurait donc la poursuite d’une secrète lecture bataillienne ? Non, je ne crois pas et le récit nous met d’ailleurs en garde face aux élucubrations herméneutiques : « n’ayant pas grand-chose à se mettre sous la dent, ils se croyaient autorisés à toutes les conjectures. » Il ne faut forger des hypothèses que pour mieux les abandonner comme autant d’échos déformés dans la grotte de notre imaginaire.
Grotte est un dispositif vertigineux d’une suite de grotte dans une grotte, de copie de copie, développant des réseaux dans tous les tunnels de la Terre creuse, de grottes en grottes. Grotte est d’ors et déjà, à rebrousse temps, comme dans Hic, une œuvre d’art, une grotte du troisième type. Ce n’est ni la première, l’originale, celle préservée par le gardien, grotte de la transcendance de l’art, du mythe bataillien. Mais pas davantage la seconde, la copie conforme poussant jusqu’au vertige le « complexe de l’identique » s’étendant à l’art, à la vie, à la relation père-fils et à une forme de syndrome de Capgras (délire des sosies), voire parfois quelque chose de la griserie paranoïde d’un Philip K Dick.
….progressivement certains objets commencèrent à m’effrayer. Je dus détruire tous les radiateurs de la maison ; ils ne marchaient plus depuis longtemps mais ils devenaient menaçants. Je craignais qu’ils ne contrôlent ma destinée. Je fus ainsi forcé de détruire pas mal d’objets chez moi : la tuyauterie était devenue hostile, les poubelles malveillantes. Je brûlai tout.
Oui, vraiment une troisième grotte, une grotte du troisième type qui se superpose et se démultiplie. Une grotte terrestre et extraterrestre. Un multivers fait non pas de trous de vers, mais de grottes, de chambres d’échos. C’est là à mon sens le prestige de ce texte, la manière dont il réinvente rien de moins que l’univers. Ce qui n’étonne pas quand on sait que dans Hic aussi on repart du futur jusqu’au Big Bang, et retour. C’est aussi une autre manière de parler des commencements toujours faussés comme dans Vierge, miracle littéraire faisant lui aussi dévier l’itinéraire marial, l’imaginaire des commencements absolus.
Grotte, on aurait envie de l’écrire au pluriel, parce que c’est un ensemble de textes qui fonctionne dans l’espace littéraire en reprenant des images, des tableaux vivants dans un fantastique à la fois baroque dans sa liberté d’invention, absolument libre dans son ton, et porté par une phrase extrêmement belle et classique. Grotte ne peut que conduire à d’autres grottes. Le sens même du récit semble conduire à oublier la grotte préservée dans sa pureté millénaire pour faire l’aventure d’autres grottes. Grotte appelle une suite, à des suites, des grottes à n’en plus finir. 33 333 grottes à visiter en guise de Bardo. Grotte demande à être poursuivi, réinventé parce qu’il obéit à une logique de série ouverte. Grotte est un hypertexte secret qui nous hante par ses effets d’ambiguïtés (« on ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment » répète le livre avec le Cardinal de Retz) nous appelant à inventer dans ses latences, dans les anfractuosités du texte d’autres textes.
Rapidement après la lecture un « effet Grotte » apparaît. La grotte se met à nous hanter. Comme le gardien hanté par la ressemblance de toute chose, la grotte nous apparaît dans les trous de serrures, dans les trous des volets roulants, dans les ports USB, dans tous les objets du quotidien, partout des grottes se multiplient. C’est à notre tour, dans le réel de notre imaginaire, que le livre vient s’activer. Que Grotte soit une reparution du texte initialement paru en 2014 chez Christophe Lucquin nous conforte dans notre délire. C’est le fait de peu de textes de savoir insister ainsi dans le réel, de composer presque une autre façon d’envisager la théorie littéraire des multivers comme certains rêves de Multirêves. Grotte appelle d’autres grottes, d’autres fictions, des univers étendus. A vous de lire, à vous d’écrire.
Ma génération militait alors pour la reconnaissance de tous les miracles, les bruits, les vents et les rumeurs. C’était une façon de tout mettre au même niveau et de rendre inoffensives les fariboles des culs bénis.
D’autres grottes chères à mon cœur : celle d’Aquero de Marie Cosnay, et celles, belles et inquiétantes, vivantes et troublantes, avilesques et blanchotiennes d’Anaïs Boudot.
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